Emile Gardaz, le parfum de la terre

Hommage à Emile Gardaz, poète et conteur vaudois

Nous nous sommes rencontrés une seule fois: c'était "au Comptoir", où tu animais un jeu radiophonique auquel je participais, je devais avoir quatorze ou quinze ans. Tu ne m'as donc pas connu. Mais tu n'aurais pu connaître tous ceux qui t'écoutaient, et tu les as pourtant si bien décrits, et aimés.

Emile, tu étais un homme de la terre, de ta terre, celle du milieu, "ni du nord, ni du sud, bien au contraire", celle du "juste milieu". D'Echallens, ton lieu de naissance, tu aimais à dire que c'était "quelque part entre le Saint-Laurent et le Fleuve Jaune", et le nom de ton village d'origine, Villars-le-Terroir, nous révèle déjà tout le programme. Tes origines, c'est la plaine, le "Gros-de-Vaud", juste à mi-chemin du Jura et des Alpes.

Et pourtant cette plaine n'est pas plate: elle est toute en collines, en bosses surgissant à une mi-saison qui dure longtemps chez toi, oh pas du brouillard, ce serait beaucoup dire, mais émergeant ci et là d'une écharpe de brume, laissant la courbe d'un pâturage briller au soleil, pas trop longtemps…

Cette terre du milieu, c'est aussi celle du partage des eaux. Celle où des rivières trouvent leurs sources presque par hasard, et filent en de multiples virages, jamais tout droit, les unes vers le nord, les autres vers le sud. Le Talent et l'Orbe naissent là et finiront, après avoir traversé les lacs de Neuchâtel et de Bienne, l'Aare et le Rhin, dans la Mer du Nord, quelque part en Hollande, au milieu des tulipes.

Et à quelques mètres passe la Venoge qui, à travers le Léman et le Rhône, terminera sa course dans la Méditerranée, du côté de la Camargue, parmi les taureaux. C'est pas vraiment le même destin, et pourtant, c'est la même naissance.

Cette terre du milieu, le "milieu du monde" comme l'appellent les Vaudois, n'a rien de commun avec la puissance, voire l'arrogance, du paysage alpin d'où naissent des rivières, des fleuves, qui connaîtront eux aussi des horizons divers. Le rôle est le même, mais en plus humble, avec cette modestie volontiers affichée par les Vaudois qui n'ont pas besoin de briller, puisqu'en leur for intérieur, ils le savent, "y'en a point comme nous".

Emile, tu étais homme de plume, mais aussi de radio, et même poète de radio, tout un symbole: traversant du sud au nord cette plaine de collines verdoyantes, le voyageur en auto qui se rend de Marseille à Hambourg découvre que c'est justement vers chez toi qu'apparaissent les premières ondes des radios allemandes. La terre du milieu, encore.

Et ce milieu nous a enseigné la relativité des choses, la multitude des destins, la pluralité des visions du monde, et la nécessité de négocier et d'échanger avec notre voisin, souvent si proche et si différent, et parfois même semblable… Le "juste milieu", toujours.

Emile, tu n'auras peut-être pas connu au-delà des frontières la notoriété d'autres Vaudois qui, comme toi, ont puisé dans ce terroir leur créativité, Charles-Ferdinand Ramuz, Jean Villars-Gilles ou Henri Rieben, mais tu as semé la terre vaudoise de tes mots, et sa fertilité nous rend son pain, et tes phrases.

Emile, tu as saisi le temps qui nous file entre les doigts comme le parfum de la terre, et tu nous l'as donné. "La vie se partage en deux" disais-tu: "pendant la première moitié, nous croyons que le meilleur est à venir, puis le pendule oscille, et soudain nous réalisons que le meilleur est passé".

"Au firmament clignotent de petits lampions; on les appelle des étoiles". Il y en a une, là haut, qui te ressemble.

Jacques, Vaudois anonyme